TPBM : Après des décennies vouées au culte du béton, Bouygues se tourne désormais vers la construction bois. Pourquoi un tel virage ?
Sébastien Nerva : L’usage du béton n’est pas propre au groupe Bouygues. Le béton était le matériau du XXe siècle et toutes les entreprises de construction nées à cette époque en avaient fait un pilier de leur stratégie. Depuis quelques années, l’émergence des enjeux liés au réchauffement climatique a poussé le législateur à renforcer les exigences en matière de réduction de l’empreinte carbone des projets. La RE 2020 impose ce changement d’échelle : elle nous oblige à diminuer l’impact sur le climat des bâtiments neufs, en prenant en compte l’ensemble des émissions du bâtiment sur son cycle de vie, dès la construction.

Pour des bâtiments énergétiquement performants, l’essentiel de l’empreinte carbone est lié aux phases de construction et démolition, qui représentent entre 60 et 90 % de l’impact carbone total calculé sur une durée de 50 ans. Les exigences visant à limiter ces impacts rendent nécessaire de recourir à des modes constructifs qui émettent peu de gaz à effet de serre. Cela induit notamment un recours plus fréquent au bois et aux matériaux biosourcés. Cet usage du bois est très répandu dans des pays comme le Canada, les Etats Unis, l’Autriche et les pays scandinaves. Par rapport à eux, la France part de loin : la construction bois ne représente que 10%des bâtiments tertiaires et des maisons individuelles et 4 % du collectif. Si on veut prendre le virage du bas carbone, la construction bois s’impose comme une évidence. Mais pour cela, la filière bois construction doit se massifier. Il manque encore des formations, d’ingénieurs, de compagnons, de fournisseurs...
Bouygues Bâtiment France a fait de la construction bois et biosourcée une priorité avec l’objectif de réaliser d’ici 2030 en France, 30 % de ses ouvrages en bois issu en grande partie des filières locales.Linkcity de son côté s’est doté d’une direction nationale développement construction bois début 2021 qui vise à réaliser 50 % de sa production en bois dès 2030. Cela se traduira par le dépôt d’un permis "boisé" sur deux chaque année à partir de 2027.
Cette ambition se décline dans notre politique RSE avec la démarche WeWood. Ce pôle expert, aujourd’hui constitué d’une quarantaine d’ingénieurs spécialisés, apporte ainsi conseil, expertise, formation, capitalisation au service de toutes les entités du groupe. Ce réseau qui fonctionne comme un bureau d’études planche sur deux ou trois projets par semaine. Il permet de sécuriser la démarche. La facilité aurait consisté à aller chercher cette expertise hors de notre groupe, via des partenariats ou des rachats. On a préféré développer un pôle en interne qui puisse essaimer dans un grand mouvement d’acculturation collective. Chaque région compte un référent. Dans le sud-est, il s’agit d’Antoine Maggs.
WeWood a également vocation à favoriser les synergies avec les acteurs de la filière bois et des pouvoirs publics, en nouant des partenariats avec des industriels et fournisseurs, et en contribuant à des programmes de R&D pour imaginer de nouvelles solutions constructives.
Linkcity est partie prenante de la démarche WeWood à travers ses projets bois, son engagement auprès de la filière à travers trois pactes bois biosourcés en Île-de-France, en Grand Est et en Auvergne-Rhône-Alpes. Ces pactes noués avec les Régions invitent tous les maîtres d’ouvrage, publics et privés, et les donneurs d’ordre à enclencher un véritable changement systémique dans le secteur de la construction. Ils fixent des objectifs de surfaces et de volumes de production en bois biosourcés. D’autres pactes sont en préparation en Centre-Val de Loire, Normandie, dans les Hauts-de-France...
Et Provence-Alpes-Côte d’Azur ?
La région Paca accuse un léger retard alors que la forêt couvre plus de la moitié de son territoire (51 %). Ici, la filière bois énergie est beaucoup plus développée : elle représente 57 % de l’usage de la ressource bois contre 17 % pour le bois d’œuvre. La filière bois construction a encore un peu de mal à se structurer. L’écosystème est encore balbutiant malgré les efforts de Fibois Sud. Mais les choses bougent. A la demande de leur tutelle ministérielle, les établissements publics d’aménagement Euroméditerranée et Nice-Ecovallée Plaine du Var sont en pointe sur le sujet avec des projets pilotes. L’an dernier, nous avons organisé une "learning expedition bois" [voyage d’études, NDLR] à Marseille avec l’EPAEM qui a réuni les acteurs des filières du BTP et de l’immobilier. Tous les ingrédients sont là pour impulser la dynamique : la réglementation qui promeut la frugalité foncière et la reconstruction de la ville sur la ville va dans le sens de la construction bois. La surélévation encouragée par de nombreux documents d’urbanisme représente un formidable gisement de développement pour le bois construction.
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Le confort d’été est un gros enjeu dans le Sud. Or le bois semble moins performant que la pierre sur cet aspect. Comment lever ce frein ?
C’est un a priori culturel. Le bois présente une faible inertie thermique. Contrairement au béton, c’est un matériau très isolant justement parce qu’il n’absorbe presque pas les calories chaudes ou froides de l’air ambiant. Une maison en bois se réchauffe très rapidement, mais elle se refroidira tout aussi vite dès la source de chaleur arrêtée. Au contraire, une construction en parpaings ou en briques va se réchauffer lentement, le temps que les murs absorbent et stockent la chaleur, mais celle-ci sera conservée plus longtemps et restituée même une fois la source éteinte.
Mais le confort d’été reste un phénomène complexe. Des simulations thermiques dynamiques ont été réalisées, sur la base d’une maison passive en structure bois et montrent que le taux d’inconfort sur la période estivale n’est pas différent entre la maison ossature bois et la maison isolée par l’intérieur (ITI). Si le bâtiment bois est bien ventilé, il se rafraichit mieux que son équivalent en béton. Il suffit simplement de veiller à la conception bioclimatique.
Quid des compagnons ? La mise en œuvre de projets en structure bois implique un savoir-faire spécifique ?
On ne sous traite pas ! Nos compagnons sont formés à la polyvalence au sein de notre académie : ils maîtrisent aussi bien les techniques de construction classiques en béton que la réalisation de structures bois. Aujourd’hui, ils sont une centaine à maîtriser l’art de la mise en œuvre de bâtiments en bois.

Comment s’organise la chaîne de production de vos projets bois, de la conception à la mise en œuvre ?
Nous réalisons tout en interne, grâce à la force de notre modèle intégré promoteur-constructeur. En tant que maître d’ouvrage, Linkcity accompagne les collectivités et les aménageurs vers des projets bois réussis. La genèse du projet se fait évidemment en concertation avec un aménageur ou un propriétaire foncier. Pour la conception nous nous appuyons sur le pôle d’ingénierie WeWood. Enfin, le savoir-faire de Bouygues Bâtiment France, qui joue le rôle d’entreprise générale, assure un accompagnement du début du projet jusqu’à la mise en œuvre sur chantier. Cette palette de compétences nous permet de nous positionner sur tous types de projets, en milieu urbain ou rural.
Au-delà de son excellent bilan carbone, quels sont les autres atouts de la construction bois ?
On construit beaucoup plus vite. On divise par deux, le temps du gros œuvre. Il n’y a pas de nuisance. Il n’y pas de marteaux piqueurs de bruit permanent de chantiers. On divise par huit le nombre de rotations de camions. Ca veut dire plutôt que d’avoir un camion toutes les heures, c’est à peine un camion par jour. Et cela favorise aussi l’acceptation des projets en plus de la portée écologique qu’ils ont.
Quid de la ressource ? Alors que son patrimoine forestier a doublé en un siècle, la France reste importatrice de bois. Comment stimuler l’essor d’une filière de fournisseurs ?
Nous avons signé des accords-cadres avec des fournisseurs : l’un avec l’entreprise Piveteaubois, leader français de la fabrication de panneaux CLT (panneaux lamellés croisés en bois massif), l’autre avec Stora Enso, fournisseur finlandais de bois construction. Ces deux accords-cadres paraphés à la rentrée 2021 prévoient la fourniture de 25 000 m2 de CLT par an pendant deux ans, soit un total de 50 000 m2 jusqu’en 2023. Le contrat avec Piveteaubois nous permet d’assurer, à l’échelle de Bouygues Bâtiment France, un approvisionnement à hauteur de 30 % de bois français pour nos opérations. Cet accord va dans le bon sens car les scieries françaises veulent de la visibilité concernant leurs volumes et leurs carnets de commandes, tandis que, de notre côté, il nous assure des conditions d’approvisionnements et de prix fixes pendant deux ans, et nous permet de disposer de bois français pour couvrir nos prochains projets en CLT.
Outre ces deux conventions, on renforce l’écosystème en nouant des accords de partenariat avec des industriels français spécialisés comme Gipen, Charm’Ossature, Arbosphère, Cosylva, Eurolamelle, Weisrock,...
Les maîtres d’œuvre sont-ils prêts à accompagner ce virage "boisé" ?
Les architectes sont de plus en plus nombreux à se former à la construction bois. Nous ( Bouygues Bâtiment France) travaillons avec Vincent Lavergne qui a dessiné le nouveau siège de l’ONF (Office National des Forêts) à Maisons-Alfort, en région parisienne. Cet écrin de quelque 7 800 mètres carrés de plancher est un démonstrateur qui présente les possibilités offertes par la construction en bois. Avec l’agence GBL, nous livrerons cet été le nouveau siège régional de Dalkia près de Lille, dans le Nord. A la rentrée 2022, nous avons remis les clefs du collège de Port Marianne, à Montpellier. Cet établissement bioclimatique a été réalisé en construction bois modulaire avec l’entreprise Selvea d’après les plans de l’agence A+ Architecture. Selvea a produit et monté les modules bois sur lesquels a été greffée une façade à ossature et bardage bois. Grâce à ce procédé, la construction a duré un gros semestre, un délai extrêmement rapide pour équipement de cette taille (6 575 m2 de surface de plancher).
Quels sont vos projets dans la région Paca ?
A Monaco, nous pilotons la rénovation du siège de la Smeg (Société monégasque de l'électricité et du gaz). Le projet réalisé avec les agences de Jean-Paul Viguier et Arch Monaco et l’entreprise Techniwood consiste en la rénovation complète de l’immeuble existant en ossature bois, avec une surélévation de quatre étages.
A Marseille, nous sommes impliqués dans le chantier de la cité scolaire Jacques Chirac avec la fourniture de planchers CLT.
Aux Aygalades, dans les quartiers nord de Marseille, nous allons reconstruire un groupe scolaire dans le cadre du grand plan de rénovation des écoles lancé par la ville avec le soutien de l’Etat. Avec les agences Adrien Champsaur architecture et Méditerranée et Antoine Beau Architecture, nous allons réaliser un établissement en structure bois.